Le corps & les films du FIPA 2018

A chaque séance c’est la même routine. Nous entrons dans la salle, nous la scannons du regard pour trouver LA place (parfois lorsque nous sommes accompagnés cette étape se solde par un compromis). Nous nous glissons entre des genoux déjà assis mais courtois, excusez-moi, pardon, bonjour. Et puis ça y est, nous y sommes. Nous déposons notre corps contre le velours, les fesses s’enfoncent et le dos creuse sa forme. L’écran en face de nous est une grande surface inanimée qui, elle, attend de prendre vie. Nous envoyons le dernier texto, buvons un peu d’eau ou regardons le programme pour calculer le temps pour courir jusqu’au Colisée ou à Bellevue pour le prochain film.
Le festivalier est un spectateur adepte des salles de cinéma qui traverserait la ville sous la pluie (sans parapluie) pour voir le maximum de film. Mais là, pour le moment, nous, festivaliers, nous attendons sagement le début du film. les lumières baissent, le téléphone passe en mode avion, le corps se relâche et s’abandonne complètement, les derniers chuchotis se taisent. Moi, j’enlève mes chaussures.
Nous cherchons la position idéale pour recevoir le film. Le corps doit se faire oublier, nous ne devons être plus que yeux et oreilles touts tendus vers le grand écran. Pourtant le corps devient un sens à lui tout seul au cinéma: il devient le récepteur de l’émotion.
C’est par lui que nous ressentons la peur, l’amour, la tristesse, la haine, l’étonnement… ces émotions si fortes au niveau du plexus, du feu dans la poitrine, les mains qui se crispent sur les accoudoirs ou qui cachent les yeux, les genoux raides, la tête blottie contre le velours.
La magie du cinéma opère lorsque nos corps de spectateurs fusionnent avec les corps à l’écran, lorsque nous ressentons en nous mêmes ce que eux ressentent. Acteurs professionnels ou acteur de leur vie, leurs corps filmés sont une émotion. Il revient à la caméra et au micro de réussir à les saisir. Le cinéma et le corps sont deux langages universels du mouvement, au delà du langage parlé.
Pendant quelques instant, nous devenons le corps de Margarita Mamun, ses jambes cassées dont elle parle au début, ce corps épuisé qui se fait masser, ce visage toujours impassible et ces yeux comme si rien n’avait d’importance mais qui pourtant parfois vacillent, ce corps qui ne lâche rien, jusqu’au bout. Ce corps qui par l’effort transcende sa forme et en repousse les limites. Un corps de lutte, de hargne, de beauté. Nous lui portons un regard doux, grâce à cette caméra proche du corps, emphatique, impliquée, jamais froide. Parfois, notre corps se crispe quand les mots qui viennent cingler Rita sont trop forts, alors on voudrait fermer les oreilles, on voudrait sortir de la pièce, claquer la porte et vivre, se jeter dans la mer. Rita finit par le faire.
Kati et Victor aussi transcendent leurs corps à l’unisson et nous emportent dans le ballet de leur amour au delà de la gravité. On tremble pour eux et tout en même temps nous nous laissons porter par leur fluidité. Leurs corps expriment l’Amour, nous en avons des pulsations dans le ventre.
Nous redevenons les corps de ces adolescentes slovaques, croates, italiennes, allemandes, qui se heurtent à la féminité, dans leurs collants pastels, proche de la nudité dans leurs maillots de bains, exposées au bord de la piscine, leurs corps transformés en outil marketing, des corps de femme en devenir, doux, fragiles, et pourtant si forts, des corps qui doivent se dresser contre la violence sociale ou physique.
Parfois notre corps s’ennuie un peu, ou s’endort, fatigué de trop voir ou de trop recevoir. Alors la tête tombe sur un côté, les genoux se mettent en boule sur la fauteuil, on cherche désespérément une position confortable. On se réveille et on ne ne sait plus où on est. Le film est fini, je remets mes chaussures, je regarde mes voisins un peu honteuse mais je vois que eux aussi font comme si ils n’avaient pas dormis pendant le film. Je change de cinéma et prend l’air au bord de la mer. Mon parapluie a lâché définitivement l’affaire, la baleine n’a pas gagné son combat contre le vent. Tant pis, je serai mouillée, mes chaussures sècheront pendant la projection.
Devant mes yeux le corps d’homme devient un corps de femme, beau, terriblement beau et nous nous surprenons à vouloir danser avec ces corps joyeux, ces regards bienveillants, brillants de maquillage. L’envie de danser nous prend parfois au cinéma car souvent sur l’écran les corps dansent… quand il n’y a plus de mots possibles pour exprimer ce qui les anime. Immobiles dans nos sièges nous ressentons le mouvement sur toute la surface de notre corps.
Les corps se lâchent, se défoulent, vivent, et nous avec. Nous voyageons avec eux, auprès de Fanny Jean-noël qui seule avec sa caméra a parcouru le monde pour filmer le langage universel du corps. Le langage du rire, de l’amour, de la joie, du calme, de la rage triste, de la douceur, celui qui dans le mouvement met toute ces émotions. Elle nous transporte dans un monde où tout le monde danse. Car aussi sûrement que nous savons marcher et sommes sortis du ventre de nos mères, nous avons un jour dansé. Enfants, vieillards, en Afrique ou au Japon, nous dansons. Fanny Jean-Noël a pris le temps de filmer ces corps dansants, de les mettre en scène pour leur donner l’image qu’ils méritent, poétique, amusante, romantique. La mise en scène nous permet alors d’atteindre les émotions recherchées par le danseur, ce qui l’habite quand il danse. Nous comprenons que le mouvement est avant tout une forme de la pensée, au delà des mots.
La réalisatrice parvient à nous faire ressentir son corps à elle, celui qui filme. Il y a derrière chaque caméra un corps sensible qui se laisse guider par le corps filmé, ou bien qui trouve au corps la forme filmée qui lui convient.
Le corps est une langue sans mots.
Les mots, on les perd lorsque nous voyons les corps de ces deux hommes, nus, derniers de leur tribu qui vivent à deux, dans la forêt. Nous savons maintenant que quelque part dans le monde il y a une forêt dense où deux hommes vivent et survivent par la seule volonté de leurs corps. C’est plus fort que nous, nous sommes émus, sans voix, le corps pétrifié, face à ces deux visages. Nous ne pouvons comprendre leur langue et pourtant nous aurions tant de questions à leur poser mais nous les voyons rire, intrigués par la caméra, inquiets quand à leur feu, effrayés, tendres l’un envers l’autre. Deux corps qui se permettent de vivre. Tout ce que nous savons d’eux nous le savons par leur corps. Nous ne sommes pas si différents et c’est ça qui nous touche.
Les corps filmés nous «  touche », ils donnent chair au film et le réalisateur doit trouver le chemin de leur corps au nôtre. Le cinéma qui me touche est le cinéma incarné, lorsqu’il parvient à faire entrer dans un cadre plat et lisse tout le relief des corps et les émotions qui les habitent.
Le corps se réveille à la fin de la séance, à la fin de la semaine. La nuque est tendue, on a des fourmis dans les jambes et on a envie de faire plein de choses, de vivre. Les yeux se crispent en sortant de la salle, il fait soudainement beau à Biarritz. Parfait pour une petite marche au bord de l’eau, avec le bruit des vagues, l’odeur de l’air, le brouhaha des discussions, le retour à la réalité de notre propre corps qui se ressent plus, lorsqu’on sort d’un bon film. Notre corps met un moment à reprendre sa forme habituelle, il bouge différemment, vous n’avez jamais vécu cela?

 

Milena Becquart

Over the limit, Martha Prus
En équilibre, Antarès Bassis & Pascal Auffray
Freibadsinfonie, Sinje Köhler
13+ Nikica Zdunic
L’oro dei Giorni, Léa Delbes, Frederico Frefel, Greta Nani, & Michel Silva
Magic Moments, Martina Buchelova
Un homme mon fils, Florent Gouëlou
Pripipkura, Mariana Oliva & Renata Terra
Move! le monde danse, Fanny Jean-Noël