La voix de son maître, par Martin Lampprecht.

Depuis Jeanne d’Arc nous savons que quand on entend une voix qui arrive de nulle part, il faut croire et obéir. Depuis trois jours, mon petit ordi et moi, nous nous trouvons dans un festival de (entre autres) documentaires de télé, et vu le nombre de voix non-localisables que nous avons déjà entendues, on aurait pu partir se battre contre toutes les armées anglaises du monde. Peut-être deviens-je lentement fou à force du manque de lumière dans la salle. Ou peut-être est-ce juste que je subis ce que le spectateur régulier de documentaires à destination télévisuelle doit subir tous les jours.

Petit rapport de terrain :

Dans La jeunesse a-t-elle une histoire ? Deux types, dont l’un a fait le film et l’autre est son pote VIP qui est là pour mieux vendre le produit, sont assis autour d’une table et s’engagent dans un faux débat sur les d’jeunes qui est illustré d’images d’archives parfois si chouettes qu’elles se demandent pourquoi elles ont fini dans ce film. Pour qu’elles aient un sens, elles sont accompagnées d’une VOIX OFF.

Dans Liban, des guerres et des hommes, des survivants de la guerre civile libanaise donnent des témoignages bouleversants. Leurs paroles sont parfois accompagnées (mais heureusement non illustrées) d’images de Beyrouth aujourd’hui qui font ressentir les traces que cette guerre a laissées dans la société et le paysage libanais. Pour que les choses ne deviennent pourtant pas trop compliquées et pour assurer la valeur didactique du programme, les témoignages sont entrecoupés de blocs de narration historico-politique accompagnés de piano romantique (oui, vraiment) et de VOIX OFF.

Seul contre Hitler raconte l’histoire d’un couple de résistants prolétaires à Berlin dans les années 40. Ou peut-être faudrait-il dire que c’est la VOIX OFF qui la raconte, car elle est présente pendant tout le film, une voix off ambitieuse et fort bien écrite qui établit seule toute la dramaturgie du film.

Le comble : Yayoi Kusama, the Polka Dot Princess, un film présenté en VOCD (version originale commentée pour les débiles). Si vous venez d’arriver de Mars et n’êtes pas encore bien habitué à la vie sur notre planète, ce film ne vous posera aucun problème : tout est expliqué par une VOIX OFF féminine, enthousiaste et empathique. « Yayoi ne semble pas contente. » (On voit Yayoi qui ne semble pas contente.) « Yayoi résume son travail. » (Yayoi résume son travail.) Etc.

Je pourrais continuer longtemps. La voix off est omniprésente dans la production documentaire pour la télé, au point qu’elle est perçue comme la caractéristique par excellence de la forme. Un docu de télé, c’est quand on peut cuisiner à côté sans regarder l’écran et qu’on capte tout ce qui est important. La télévision est morte, vive la téléaudition !

Voix off : le mot n’est déjà pas beau, c’est à la fois un bâtard et une bêtise. La voice, on est encore arrivés à la franciser, mais le off n’a pas de pendant en français, et ainsi la Manche s’étend entre les deux composants du mot. Qui en plus n’est même pas correct. Car une voice-off est la parole d’un personnage qui se trouve dans le hors-champ, tandis que la voix extradiégétique que nous appelons voix off est en réalité une voice-over.

Pourquoi tout ça m’agace ? En gros, pour deux raisons : 1) Je n’ai pas envie d’entendre une voix off m’expliquer l’histoire dans quatre documentaires de télé sur cinq. La voix off est le ketchup de la cuisine télévisuelle : en en versant un peu partout, tout devient mangeable. Mais tout a aussi le même goût. 2) J’aime bien le dispositif de la voix off. Elle n’a pas mérité la mauvaise réputation que son omniprésence lui a donnée. Mais comme on en est là, la voix off est devenue presqu’un tabou dans le monde du documentaire « de création » qui se veut conscient de ses moyens. Pire qu’un tabou, en fait : un pansement. Quand on ne s’en sort vraiment plus au montage, on peut toujours mettre un peu d’ordre au bordel en collant une petite voix off sur ses images disparates. Ce n’est pas bien vu, mais avant de capituler devant sa propre incompétence…

Le problème de la voix off n’est bien sûr pas sa présence physique (à part le cas exceptionnel de l’acteur vocal insupportable). Peut-être même pas son caractère intrusif. Le problème, c’est ce qu’elle fait avec la relation entre le spectateur et le film. Voici l’acte d’accusation :

La voix off est par principe dominante. Dans la relation parole/image, l’image sera toujours le fond tandis que la parole est la figure. Au moment où la voix se superpose au flux d’images, la parole devient notre première source d’information par rapport à laquelle l’image devient secondaire et, très souvent, illustrative. Ceci est certainement le cas dans l’usage traditionnel de la voix off qui est d’habitude explicative. L’image réagit aux informations de la voix off en les illustrant, tandis que la parole rend explicite le contenu de l’image. Par ce fait, la voix off traditionnelle est également réductrice, elle limite ou bien elle nie l’ambigüité de l’image. La parole donne un sens à l’image : un, pas plus.

La voix off traditionnelle est porteuse d’idéologie (et cela indépendamment de son contenu). Son idéologie est celle du positivisme. La voix off veut nous faire croire qu’il y a une réalité objective, sans équivoque, constituée de faits vérifiables. « N’ayez pas peur, nous chuchote-t-elle à l’oreille, le monde n’est finalement pas si compliqué que ça, et si vous écoutez bien, je vais vous aider à le comprendre. » La voix off est donc aussi paternaliste : elle prend le spectateur par la main en dirigeant sa pensée et sa réception du film.

Peu surprenant : la voix off traditionnelle est sexuée. Une voix d’homme (de préférence grave et sonore) inspire de la confiance, elle est l’équivalent de compétence, d’autorité et de fiabilité. Par contre, une voix féminine (souvent entre quarante et cinquante ans, un âge de femme pas très aimé dans la sphère de visibilité de l’écran) signifie empathie, sentiment et, parfois, vulnérabilité. Il y a des sujets classiques pour la voix off masculine : les sciences, l’histoire, la politique, la guerre et souvent les arts – les sujets sérieux. Et il y a les sujets soft pour femmes : l’enfance, l’amour, les émotions, la nature, mais aussi la folie.

La voix off a d’ailleurs un grand frère qu’on voit beaucoup plus rarement : le carton. Il a une position ambiguë. D’une part, il est plus intimidant que sa sœur. Une voix off, c’est quand même une voix derrière laquelle il y a quelqu’un, un individu, quelqu’un comme toi et moi qui pourrait se tromper et avec qui on pourrait éventuellement négocier. Or, un texte écrit, c’est une assertion anonyme, indépendante de son auteur, et comme nous vivons dans une culture scripturale, le texte imprimé a toujours quelque chose de définitif, il participe au caractère éternel et fixé de la loi. Mais en même temps, le carton est plus transparent que la voix off : il s’inscrit dans le flux du film comme une césure visible ; son influence sur notre réception de l’image passe peut-être moins facilement inaperçu.

Que faire de tout ça ? J’ai dit que j’aimais la voix off. Depuis le début du cinéma parlant, il y a toujours eu des films qui font un usage admirable de cet outil : de Citizen Kane et Sunset Boulevard en passant par Jules et Jim ou encore La jetée jusqu’à Stardust Memories. Des documentaires aussi : The War Game, Ernesto Che Guevara – le journal de Bolivie, Tarnation et beaucoup d’autres. C’est évident qu’il est possible de faire de la voix off un moyen proprement filmique, utilisé consciemment et destiné à un spectateur exigeant et critique. Comment faire ? Tout d’abord, il serait nécessaire d’utiliser la voix off avec beaucoup plus de parcimonie. Beaucoup de films qui l’utilisent n’en auraient pas besoin et beaucoup d’autres qui en ont besoin pourraient l’utiliser moins et moins souvent. Et s’il y avait un moratoire de dix ans sur la voix off ? Au bout de ces dix ans, nous manquerait-elle toujours ? Ou se serait-on tellement habitué au silence plein de sons qu’on hésiterait beaucoup avant de recommencer à l’utiliser ?

En l’absence de telles mesures draconiennes, voilà quelques suggestions pour un usage plus réfléchi et plus créatif de la voix off :

Utiliser la voix off comme matériau. La travailler et l’intégrer dans la texture du film, à titre égal avec l’image, le son, la musique.

Casser les stéréotypes sexistes. Utiliser des femmes pour des sujets « masculins » ou même pour l’incarnation vocale d’hommes.

Créer des décalages entre image et parole. Ouvrir des possibilités associatives additionnelles, au lieu de les détruire en luttant contre l’ambigüité.

Essayer de nouvelles formes. La voix off n’a pas besoin d’être un commentaire en monologue solennel. Elle pourrait prendre la forme d’une méditation personnelle, d’une conversation au téléphone, d’un dialogue socratique. La littérature a développé la figure du narrateur non fiable ; pourquoi ne pas l’utiliser dans des documentaires ? Guy Maddin en a récemment donné un exemple magnifique dans My Winnipeg.

Dévoiler l’idéologie de la voix off en la rendant lisible. On pourrait par exemple montrer l’acteur vocal qui lit le récit au lieu de le cacher – la voix off ne serait plus « off ».

La remplacer parfois par des cartons, en donnant suffisamment de temps pour la lecture et pour faire ressentir au spectateur l’irruption du texte.

La voix off est un moyen cinématographique, ou bien, elle peut l’être. Elle ajoute au film une strate de signification, un étage de plus dans le bâtiment de la réalité filmique. Elle est invisible, mais elle n’est pas désincarnée. En s’adressant à nous comme une voix venant du centre de la machine de signes qu’est le film, elle peut communiquer avec le spectateur sur un niveau privilégié. Pour qu’elle soit digne de cette fonction élevée, elle a besoin d’être maîtrisée et employée avec au moins autant de réflexion que les autres moyens filmiques. Elle peut alors retrouver sa beauté et son urgence.

Croyez-moi ! C’est une voix qui m’a donné l’ordre d’écrire tout ça.

Martin Lampprecht