I MADE YOU, I KILL YOU de Alexandru Petru Badelita

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Au FIPA, soit le Festival International de Programmes Audiovisuels, se côtoient cordialement fictions, séries, reportages, documentaires « de création » et autres, tous destinés a priori à une diffusion télévisuelle. En creux des codes et formatages inhérents à cette dernière, des séances spéciales proposaient une sélection de films « Pépinières européennes pour jeunes artistes », programme mettant en lumière une jeune création contemporaine : on saluera ici la démarche d’un festival de « programmes audiovisuels » d’ouvrir justement sa programmation à de singulières créations souvent trop peu diffusées.

I Made You, I Kill You du réalisateur roumain Alexandru Petru Badelita fait partie de ces films à part, non seulement vis-à-vis de la programmation du FIPA, mais plus globalement par rapport à l’ensemble de la production cinématographique contemporaine. Réalisé en 2016 au sein du Fresnoy1, ce film de quatorze minutes propose au spectateur une plongée hallucinatoire dans l’enfance du réalisateur : partant de la seul photo existante où lui et son père sont réunis, il décrit son enfance ravagée par l’alcoolisme et la violence de son père, par la mort imprégnant sa famille2 et par une mère perdue au sein de ce système familial décadent. En plus de la voix du réalisateur et de ses parents, le film se construit à travers un corpus important de photographies et dessins découpés, travaillés, remontés, superposés, animés : plus proche du film d’animation que du roman-photo, Alexandru Petru Badelita fait de chaque plan un empilement délirant de strates où chaque élément vient s’animer et s’incruster dans un autre ; un travail remarquable d’animation permet alors à toutes ces couches d’exister littéralement en profondeur. On passe alors d’un espace à un autre, de la rue à l’église, de l’église à la chambre d’enfant du réalisateur, de la chambre aux flammes qui jaillissent de figures familiales hurlantes : on comprend alors que ces innombrables visions délirantes ne forment qu’un tout, celui du cauchemar de l’enfance d’Alexandru Petru Badelita où le spectateur, balloté dans l’esprit de ce dernier, se retrouve aspiré dans le drame familial. Film fait de matières, I Made You, I Kill You rappelle la maladresse du dessin enfantin, l’inquiétante étrangeté d’une ancienne photo de famille, la violence d’un silence, la froideur d’une chambre d’enfant ; il convoque chez le spectateur souvenirs et sensations, où l’intime du réalisateur se fait miroir du vécu de chacun. La violence, mais aussi la pertinence de I Made You, I Kill You prennent corps lorsque qu’apparaissent dans le film d’anciennes vidéos où Alexandru Petru Badelita, alors jeune, se filme en chantant et en dansant : derrière sourire du blondinet reprenant un titre pop, on comprend que l’acte de filmer a sauvé une partie de son enfance, permettant au jeune cinéaste d’effleurer le rêve d’une vie différente, une vie de pixels et d’images, mais une vie éloignée de la violence et de la mort.

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Magnifique exemple de la sublimation d’un traumatisme en œuvre d’art, I Made You, I Kill You réussi l’exploit de convoquer une pléthore d’imageries variées – archives familiales, dessins personnels, extraits de films, de vidéos youtube, peintures célèbres3 – sans pour autant tomber dans la superficialité. Là où bon nombre d’artistes reprennent et détournent au nom d’une certaine contemporanéité des images issues de la culture internet, opérant souvent des formes de citations superficielles4, Alexandru Petru Badelita réunit ces images sans arrogance et sans recherche de faire actuel, il les construit et les assemble car elles font partie de son imaginaire et de ses cauchemars. Le délire hallucinatoire de son enfance se déploie alors comme un ogre, dévorant le beau comme l’horrible, l’ancien comme l’actuel, l’intime comme l’universel, afin de le vomir à la face du monde. Cet impressionnant montage agit comme une claque, aussi belle que terrible ; il nous fait surtout la promesse que le cinéma, encore et toujours, permet d’aller loin dans le rêve et le cauchemar.

Pierre Medurio

Marseille, le 4 février 2017

I Made You, I Kill You France, États-Unis, Roumanie, 2016, 14 »

réalisation, image montage Alexandru Petru Badelita son Maxence Ciekawy, Martin Delzescaux, Alexandru Petru Badelita musique originale Thibault Cordenier animation Otilia Fodor effets visuels Dan Spirach production, distribution Le Fresnoy

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1 Le Fresnoy, se définissant comme le « Studio National des Arts Contemporains », est un espace de création basé à Tourcoing accueillant des auteurs souhaitant réaliser leur projet – principalement de cinéma, mais le lieu reste marqué par une ouverture à l’art et l’installation vidéo. Chaque auteur intégrant le « studio » est accompagné par artistes et professionnels afin de réaliser son projet, disposant ainsi d’un budget de production et de l’impressionnant parc de matériel du lieu.
2 On notera par ailleurs que la seule photo où le réalisateur – alors jeune enfant – est avec son père est une photographie où plusieurs protagonistes veillent un mort.
3 On pense notamment au célèbre tableau Le Cri d’Edvard Munch, qui semble avoir inspiré le contenu du premier photogramme de cet article.
4 Bien que cela soit sujet à débat, on ne peut que constater une reprise massive par les artistes contemporains d’une imagerie venue de la culture Web, souvent sans que cette utilisation ne soit réellement problématisée ; leur geste ne semble ainsi pas dépasser la simple citation visuelle.