Interview avec Edouard Salier, réalisateur de Cabeza Madre
John débarque à Cuba où il espère rencontrer sa mère pour la première fois. Ne découvrant qu’un cadavre décapité, il cherche à retrouver la tête perdue, à l’enterrer dignement et à la venger. Mais sa soi-disant famille s’avère plus menaçante et suspecte que compatissante. Tout lui rappelle qu’il n’est qu’un Yuma, un étranger trop cartésien, sans les clefs de cette île folle. Seule l’escalade absurde des passions va lui permettre d’arriver à ses fins, de démasquer les coupables, et surtout, de découvrir un autre versant de lui-même.*
*Synopsis issu du catalogue du FIPA
Salier: Je ne compte plus le nombre de fois ou je suis allé à Cuba. J’y vais depuis que j’ai 20 ans. La première fois que je suis allé à Cuba c’était un choc sensoriel, visuel, à tous les points de vue. C’est la première fois que j’allais en Amérique centrale, Amérique du sud.
Je ne connais que la Havane, très peu le reste de l’île car je ne suis jamais parti à Cuba en vacances, uniquement pour travailler, je n’ai donc jamais eu le temps de connaître le reste de l’île.
Je pense que La Havane ne laisse personne insensible, de par son histoire… C’est une ville sous cloche, tout est fou, démultiplié, visuellement c’est hallucinant … Ca m’a touché
J’ai l’impression que dans ton film on capte très bien ce sentiment d’absurdité et d’exubérance de l’île. Est-ce que tu peux parler du travail d’écriture du scénario.
Salier:Je suis parti plein de fois à Cuba pour travailler avec un des premiers groupes de rap Cubain, en tout cas un groupe phare, Orichas. Je réalisais des clip pour ce groupe. Plus j’y suis allé plus j’ai compris… Je pense que c’est un pays incompréhensible, même pour les cubains… Plein de choses me sont apparues de plus en plus évidentes et j’ai commencé à réfléchir à écrire une fiction là-bas.
J’ai réalisé un court-métrage, Havana. Je voulais faire un film à l’antipode des clichés cubains, à savoir la couleur, les vieilles voitures, la musique cubaine classique. J’ai réalisé ce court-métrage en 2009, c’est un film en noir et blanc, d’anticipation qui se passe à Cuba dans un futur proche et dystopique. Alors Canal+ m’a demandé d’écrire une histoire qui se passe à Cuba.
J’ai alors voulu réaliser un film en contrepoint de ce que je venais de faire et donc d’utiliser tous les clichés : la musique, la dance, le rhum, tout ce qui est très cliché aux yeux des européens et que je considère un peu absurde, mais pour moi c’est aussi un pays absurde, incompréhensible, fou, démesuré… Donc c’est un peu ce que j’ai essayé de retranscrire.
On dit qu’André Breton est allé à Cuba, et que lorsque son bateau s’est approché des côtes cubaines, il a dit « Vous dites que ma littérature est absurde et surréaliste, mais Ca, c’est absurde et surréaliste » Comment est né ton projet ?
Salier: Je suis allé à Cuba avec Mathieu, qui est coscénariste. C’était sa première fois à Cuba. On a passé 15 jours là-bas et on a écrit cette histoire très rapidement. On s’est aussi inspirés de personnes que je connais, d’amis…
On a écrit la série en français, c’était plus facile car c’est notre langue. J’ai demandé aux comédiens de réadapter le texte, de se le réapproprier dans le parler cubain tout en gardant le sens. Je voulais un Cubain des rues.
Avec Cabeza Madre on est allé au festival de la Havane où on a eu beaucoup de critiques sur le langage qu’on utilisait. Il y a des mots comme Pinga, come mierda, des mots très forts et on nous l’a reproché. Mais les gens que je connais parlent de cette manière, c’est de la grossièreté mais ça n’est pas vulgaire. C’était important pour moi de faire un film avec le parlé de ce Cuba populaire. Tout a été tourné dans Centro Havana.
Même si Cabeza Madre a un caractère comique, j’ai ressenti un regard critique sur la société cubaine, sur la situation actuelle du pays.
Salier:Le scénario original était beaucoup plus critique et jouais davantage avec les codes de la folie administrative Cubaine. On a fini par l’adoucir un peu pour avoir les autorisations de tournage, mais il y a évidemment un sous-discours dans le film. Je pense que ça parle finalement plus aux Cubains qu’au public Français. C’est ce que m’ont dit les Cubains quand on l’a projeté au festival de la Havane, pour eux c’était assez réaliste. Presque tous les Cubains rêvent de partir et dans le film, tous les personnages rêvent de quitter l’île. Il y a aussi des petits clins d’oeil à la corruption, à l’administration mais j’ai fait en sorte que ça soit vraiment un discours enterré, indirect.
Quelle a été ton expérience de tournage à Cuba ?
Salier:Ce sont des techniciens très forts. J’ai travaillé avec des gens incroyables. Je n’ai aucun mauvais souvenir des gens avec qui j’ai travaillé, que ce soit les équipes techniques ou les acteurs. Mais évidemment c’est compliqué de tourner dans le centre de La Havane car il y a toujours des travaux, un mec qui gueule, de la musique partout… Mais à part ces petites choses, un fois qu’on a eu les autorisations de la télé Cubaine, on n’a jamais eu aucun problème. Ils nous ont aidé, suivi , accompagnés. C’était une super expérience.
Concernant les acteurs, le plus compliqué c’était l’Américain. Mais les acteurs Cubains était très généreux. Je pense qu’ils se sont amusés énormément sur le tournage. Le rôle de Vladimir, Daniel Amas, qui est un type extraordinaire, est venu me voir un jour. Il s’est mis à pleurer et m’a dit : toute ma vie j’ai attendu d’avoir ce rôle.
Ils étaient tous dans une volonté de bien faire et de générosité. En tant que réalisateur on ne peut pas demander mieux.
Tu avais déjà une expérience de réalisateur sur de la publicité et des clips musicaux. Comment as-tu appliqué tes connaissances dans la série ?
Salier: C’est une très bonne école pour apprendre, ça te donne une conscience de production, tu sais ce qui est possible de faire où pas… Je viens des arts visuels. Je dessine beaucoup, je peins et je suis obsédé par la qualité de l’image. La forme est très importante pour moi et ça m’a certainement aidé pour que Cabeza Madre ait cet aspect visuel particulier. Il y a aussi mon rapport avec la musique, le rythme… La musique est très présente dans Cabeza Madre parce qu’elle est présente à Cuba. Réaliser des clips m’a beaucoup appris.
J’ai aussi fait beaucoup de courts-métrages expérimentaux. Je viens d’un univers très visuel, presque plus visuel que narratif. C’est pour ça que Mathieu, qui est plus littéraire, a été une aide précieuse pour écrire le film.
Je trouve que le montage définit beaucoup de choses dans la série. Quel est ton rapport au montage ?
Salier: Je dessine tout. Je fais toujours un story-board. J’ai besoin de voir ma scène comme une bande dessinée. Il n’y a presque que des plans fixes. C’est quelque chose à laquelle je tenais. Je voulais faire quelque chose de très statique. En dessinant tout, je fais du pré-montage dans mes story-boards. J’ai aussi travaillé avec deux super monteurs qui m’ont beaucoup aidé.
Le montage est une deuxième écriture. Le monteur se ré-approprie les images et voit ce que les personnes du tournage n’avaient pas vues, c’est très intéressant.
Penses-tu que ta formation dans les arts visuels t’a apporté dans la construction du montage ? Est-ce que tu vois une relation entre le montage et la peinture ?
Salier: Oui, je pense que les arts visuels m’ont beaucoup apporté.
J’ai fait beaucoup de films expérimentaux où la narration est uniquement sensorielle et ça peut s’apparenter à de la peinture. On cherche, on trouve en faisant et c’est surtout du ressenti, propre à celui qui monte. J’ai beaucoup monté de l’expérimental sur de la musique. Ca s’apparente à la peinture telle que je me la figure.
Mais pour Cabeza Madre, je dirais que le montage est plus proche de la bande dessinée, qui exige une fluidité, un rythme. Mais un bon monteur est aussi un bon psy. C’est quelqu’un qui comprend les personnages, qui sait que le regard de tel personnage va avoir une incidence sur tel ou tel aspect de l’histoire, voir l’histoire entière.
Quand je tourne, il y a peu de prises car il y a peu de budget, mais je donne deux intentions légèrement différentes aux acteurs et souvent le monteur se ré-approprie les personnages. C’est lui qui modèle les personnages.
Il y a plein de surprises au montage. On découvre plein de choses qu’on n’avait pas forçément imaginé, c’est pour ça que j’essaie de faire en sorte que les acteurs donnent plusieurs interprétations à leurs personnages pour que le monteur ait différentes options.
As-tu déjà fait du cinéma documentaire ?
Salier: En ce moment je réalise un film documentaire sur un groupe de Maliens qui est parti à Cuba en 62 pour étudier la musique. Ils s’appellent Maravillas de Mali.
Je suis rentré de Cuba pour ça. Je pars au Mali dans deux semaines. Je travaille avec un autre réalisateur sur ce sujet-là, qui travaille sur ce sujet depuis dix ans et qui m’a appelé il y a trois ans, car il n’est pas réalisateur. C’est un Français, il s’appelle Richard Minier. Je l’aide à construire formellement son documentaire. On a presque fini le tournage. C’est filmé à Cuba et au Mali.
D’autres projets en fiction ?
Salier: J’ai un projet de long-métrage, écrit avec Mathieu, qui est en financement actuellement, dont le tournage se ferait plutôt en Asie. Et je travaille sur une autre fiction dont le tournage est en Afrique. Vous devez vous demander pourquoi je ne tourne jamais en France.
Je voyage beaucoup et les voyages m’inspirent. C’est là que je trouve mes histoires. Je n’ai presque pas travaillé en France, beaucoup plus à l’international.
J’ai vu que tu avais fait un clip vidéo avec les Tribalistes.
Salier: Oui, il y a longtemps, j’étais jeune. Je suis allé au Brésil grâce à Orichas car ils y ont fait une très grande tournée. Je les filmais en documentaire. Je n’ai jamais monté ce film d’ailleurs. J’ai des centaines de cassettes, il faudrait que je le fasse. J’ai découvert le Brésil avec eux et j’y suis resté un peu, c’est là qu’on m’a proposé de faire le clip de Tribalistas.
Quelle est ta formation ?
Salier: J’ai fait une école d’arts appliqués à Paris pendant trois ans. J’ai commencé en dessinant des pochettes de disques, pour gagner ma vie. C’est là que j’ai rencontré Orichas, c’est pour ça que ma relation à Cuba est très forte. Ils n’étaient pas encore connus, j’ai fait leur deuxième pochette de disques et ils m’ont demandé de faire un clip, tout s’est enchaîné comme ça.
Quelle a été la réception du film à Cuba ?
Salier: A La Havane j’étais super stressé parce tu ne peux pas tricher avec les Cubains. Ils n’en ont rien à foutre, si ça ne leur plaît pas ils peuvent t’insulter pendant le film, te siffler… Moi qui suis étranger, mon confronter à un public si critique, c’était très stressant. La salle était pleine et le public est chaud à Cuba. Quand ils rient, ils rient vraiment. Mais il a été très bien pris. Les gens riaient pour des choses que moi-même n’avais pas remarqué dans le film. Ca m’a vraiment fait plaisir.
Discussion avec Juliette Ancé et Ingrid Castellanos
26/01/2018