Rencontre avec Léopold Legrand, réalisateur d’Angelika

 

« Angelika a probablement vu trop de choses pour une enfant de 7 ans. Pourtant, sans jamais se    plaindre, elle avance déterminée et courageuse. Entre le foyer où elle vit désormais et le chenil où elle va rendre visite au chien de la famille, elle marche la tête haute et le cœur gros ».

thumbnail_affiche-angelika

Peux-tu nous raconter un peu la genèse du film ?

En fait, tout a commencé avec le partenariat Regard Croisé, organisé entre mon école l’Insas à Bruxelles et l’école polonaise Lodz. J’ai eu la chance de partir environ 6 semaines là-bas, dans le but de réaliser un court-métrage de film documentaire. On a donc prit la route à trois avec un ingénieur du son et un chef opérateur. L’idée était de faire un film sur un moment de vie qui aurait pour sujet la famille, l’abandon. On était bien conscient qu’on partait sans connaître la langue, ni la culture. Et c’est justement cette autre dimension qui m’intéresse, la communication qui ne passe pas forcément par les mots. Tout l’enjeu était là dans ce travail.

Et dès que l’on est arrivé, j’ai demandé si on pouvait aller se balader dans des institutions pour jeunes. J’avais très envie de faire un film avec des enfants. Là, le langage non-verbal devenait une réalité inépuisable. Et j’ai rencontré Angelika. J’ai senti qu’elle portait quelque chose de très douloureux et qu’elle ne l’extériorisait pas du tout d’une manière impudique. Il n’y avait aucun pathos en elle. Sans pouvoir comprendre ce qu’elle disait, j’aimais beaucoup l’énergie qu’elle dégageait, c’est une petite battante.

Ton film dure 14 minutes, ce format court était un choix délibéré ?

La durée du film est en fait intimement liée à la durée du temps de tournage. Sur les 6 semaines passées en Pologne, nous avons cherché notre sujet pendant une semaine, puis fait des repérages pendant 2 à 3 semaines pour ensuite ne tourner qu’une semaine environ. Du coup le film est court. Je voulais évidemment passer du temps avec les gens sans la caméra avant de les filmer. Ici le temps du film s’est imposé un peu à nous. Et Angelika est fonceuse et énergique, donc je crois que le film devait être un peu comme elle. Il ne se passe pas grand chose, mais le rythme est assez soutenu, il n’y a pas de longueur. L’idée c’était que ça avance, que ça soit à son image.

Angelika a reçu un accueil enthousiaste. Est-ce que l’envie de continuer l’histoire avec elle te traverse l’esprit ?

On m’a déjà parlé de cette frustration ressentie quand ça se termine, qu’on aimerait rester un peu plus dans l’histoire. Moi j’aime bien l’idée d’être à la fin d’un film et sentir que j’en veux plus. Plutôt que de comprendre qu’on m’a déjà tout donné. Bien sûr, il est difficile de rentrer en profondeur dans un moment de vie en 14 minutes. Mais justement, ce que je trouve beau dans notre film c’est cette chose pudique de ne pas savoir qui elle est vraiment, dans les détails de son histoire.

Je ne voulais surtout pas de sensationnalisme où elle m’aurait dit j’ai vécu ça ou ça. Je trouve qu’elle le portait déjà en elle. Je voulais montrer comment elle vivait avec ça.

Je ne pense pas qu’il y aura un deuxième film sur Angelika. Mais j’ai envie de retourner la voir dans quelques temps. Savoir comment elle va, ce qu’elle est devenue, comment elle s’est construite dans la vie adulte.

Angelika est filmée souvent de près. Comment a t’elle accepté la caméra ?

Il était clair qu’on partait faire un documentaire où on serait là pour aller plus loin que seulement poser la caméra et capter.

Tout a commencé en passant du temps ensemble, pris conscience de ce qu’était sa vie. Ensuite dans un deuxième temps, on a écrit un scénario pour raconter une histoire aux spectateurs. Du coup, le film n’est pas pensé sur le dispositif « la caméra est là et elle vit avec », mais plutôt pensé en terme de mise en scène. C’était finalement plutôt un tournage qui se rapproche d’une fiction. Je ne la dirigeait pas en lui disant soi plus triste ou soi plus…non. Par contre, on mettait des situations en place. Elle devenait actrice le temps du film. J’ai l’impression que c’est ce qu’il y a chez elle qui est à la fois très triste et très beau, c’est que c’est une petite adulte. Elle a sans doute vu trop de choses et grandit trop vite. Elle a un charme incroyable. Mais quand on regarde ça, c’est pas une attitude qu’on a l’habitude de voir chez beaucoup d’enfant.

thumbnail_angelika-2

Au montage, on a aussi tiré ce truc là, son autonomie. Elle a plein de moments où elle se montre plus vulnérable et où elle est plus passive, devant la télé par exemple. Et d’autres moments de jeu. Mais ici, on a mis en scène son indépendance de fonceuse. Pour moi, le documentaire met en scène. Au regard du personnage d’Angelika, je manipule le spectateur, en tirant plus sur un trait de sa personnalité. Et ici, Angelika jouait une petite adulte.

On lui a expliqué ce qu’on voulait faire. Je pense qu’elle saisissait pas tous les enjeux. Mais ça l’amusait plus que l’école. Et c’est pas du tout une enfant dont tu fais ce que tu veux. Elle est très maligne pour son âge. Elle nous donnait ce qu’elle voulait bien nous donner. Et il y a eu des moments un peu durs parce qu’elle pouvait en avoir marre subitement. Elle nous tenait aussi. Et c’était ça qui était important. Ce rapport où nous on avançait sur la pointe des pieds avec des questions sur l’éthique de ce qu’on faisait. Et elle, elle était dans un rapport super brut : « Là vous pouvez me filmer, là non ». Et donc ça a été assez instinctif grâce à elle. Elle posait ses limites. Et les intentions venaient du ventre des deux côtés.

Peux-tu approfondir ces questions de mises en scène documentaires dans ton travail ?

Je m’étais déjà intéressé au documentaire en réalisant un film sur une femme sourde qui retrouve l’audition. Le rapport non verbal, sans les mots, est un peu mon sujet de prédilection.

Pour Angelika, j’ai pu, sans les mots, comprendre ce qu’était sa vie, dans l’orphelinat, au refuge quand elle va voir son chien. On est resté ensemble plusieurs semaines.

Il y a une séquence dans le film où elle écrit une lettre à sa mère. C’est un moment que j’avais vu avant, que je lui ai demandé de refaire. Je lui ai dit d’écrire ce qu’elle voulait et que j’allais la filmer en train de lire sa lettre avec cette autre jeune fille plus grande, qui avait l’habitude de corriger ses fautes d’orthographe.

Il y a aussi ce passage où elle rencontre ce vieux Monsieur dans le tramway. En réalité, c’est moi qui ai demandé à ce monsieur de venir ce jour là. Je lui ai dit que ce serait bien qu’ils discutent un peu de son chien. Je savais que c’était quelqu’un d’un peu fou et je voulais qu’il lui parle de l’enfance. Je trouvais que ça donnerait une belle energie. Et il est parti dans des grands discours que j’ai aussi redécouvert au montage, ne parlant pas polonais. On m’a souvent dit qu’on ne savait pas si c’était une fiction ou un documentaire.

thumbnail_angelika-3

A mes yeux, c’est un documentaire mis en scène. C’est en s’inspirant de ce q’uelle est vraiment, que j’ai écrit l’histoire. Pour moi, il n’y a pas de différence entre la mise en scène de fiction et celle du documentaire. J’ai tourné Angelika comme une fiction.

Les documentaires qui n’ont pas de point de vue me gêne. J’aime écrire des scénarios. Parce que je me suis rendu compte que la matière réelle est très puissante, mais que je ne peux pas juste l’exposer comme ça. Il faut la construire pour qu’elle prenne sens. Tout le long, j’ai voulu que le film se crée sur des croyances. Le spectateur croit que le psychologue en est vraiment un. Que le vieux monsieur dans le tram est là par hasard. Et que prendre ce tram pour aller voir son chien est une routine pour Angelika. Alors que non. C’est une histoire. On fictionnalise son histoire parce qu’on choisit la sensation qu’on a envie de faire passer. Et c’était en accord avec elle. Bien sûr, je manipule le spectateur.

Tu parles du langage non-verbal. Mais comment tourne t-on un film dans une langue qu’on ne comprend pas ?

La parole m’importait peu. Du coup, on ne traduisait pas au fur et à mesure. Mais lorsque certaines discussions étaient lancées, nous avions des objectifs de thèmes à aborder. En fait, j’avais vraiment à cœur de ne pas franchir la limite de l’impudeur. C’est ce qui me tient depuis le début. Je voulais qu’on comprenne son histoire sans la raconter avec des mots. Et tourner dans une autre langue force à trouver d’autres moyens d’expression finalement.

Justement c’était clair dans ma tête, je voulais trouver quelqu’un avec qui je pouvais communiquer sans linguistique commune. Une des petites filles qui était plus grande qu’Angelika parlait anglais et on s’est vite lié d’amitié. Et elle nous a aidé à mettre le tournage en place. C’est elle qui a fait le rôle de traductrice et d’assistante réalisatrice. Mais, j’ai redécouvert le film au montage. C’était surprenant à quel point j’ai remis en question mes ressentis sur le moment du tournage. Des choses que j’avais senti qui n’avaient en fait pas été dites. Et l’inverse aussi.

Franchement, je n’ai pas eu de frustrations de ne pas parler directement avec des mots. C’était des mises en situation. « Là tu vas aller chercher des os pour ton chien à la boucherie ». Il n’y a pas besoin de parler pour ressentir quelque chose.

Est-ce que tu te sens porter par un cinéma en particulier lorsque tu travailles ?

Je n’ai pas vraiment convoqué de référence cinématographique ou esthétique particulière. J’ai plutôt travaillé avec l’instinct. On m’a dit que ça ressemblait à Rosetta des Dardenne avec le côté cinéma social, tu filmes une petite fille caméra à l’épaule. Mais en vrai, j’ai l’impression qu’en documentaire tu te poses encore plus la question de savoir si tu es à la bonne place à ce moment là pour capter ça. Evidemment, tout ce que je fais est teinté de tout ce que j’ai vu. Mais ce qui importait vraiment ici, c’était la rencontre avec elle. On était très dépaysé en fait. C’est vrai que le fait de faire un film nous a regroupé autour d’un objectif commun. Mais on regardait partout, on ne savait pas comment fonctionnait les gens. Il y avait ce truc de voyage. En fait, c’était plus l’expérience de voyage que de cinéma qu’on cherchait j’ai l’impression.

Tout le travail qui m’importe dans mes films, c’est de ne pas basculer du côté du sensationnel. Moi, je veux rester proche des choses qui me touche. J’ai l’impression que ce vers quoi je vais sont les gens qui n’arrivent pas à communiquer. Je pense que c’est parce que j’ai l’impression que je suis en peu pareil. Et avec ça, qu’est-ce qu’on trouve comme moyen d’expression. C’est quelque chose de très inconscient je pense. Mais j’essaye de pas trop essayer de le comprendre, mais juste de le sentir. Et quand je pars filmer Angelika, finalement c’est plus une expérience que je cherche, qu’un film.

thumbnail_angelika-1

Tu travailles déjà sur ton prochain film ?

Oui, ce sera mon film de fin d’études. Il va être tourné fin avril. C’est l’histoire d’un garçon de 25 ans qui rentre vivre avec sa mère, qui est en train de mourir. Et il fait de l’apnée statique. Du coup, il essaye de tenir le plus longtemps possible. C’est aussi sur son rapport à sa mère, avec les hallucinations qu’il a quand son cerveau commence à manquer d’air. C’est un peu un truc métaphorique sur quelqu’un qui voudrait aller dans l’eau et arrêter le temps.

par Hélène Grall