Entretien – Dreams of a blind man

Entretien avec Amélie Barbier, réalisatrice du film « Dreams of a blind man ».

Court métrage de 13 minutes réalisé en 2017, au sein de l’Université Paris 7 et du Master DEMC.

Peux tu nous raconter la genèse de ton projet, et ta rencontre avec Hossein ?

Il y a quelques années, j’avais commencé à écrire un projet de film sur les rêves des aveugles. Je suis allée à l’Association Valentin Hauy pour rencontrer des non-voyants et leur poser des questions sur leur manière de rêver, de se souvenir, les « formes » que pouvaient prendre leur mémoire. J’ai rencontré plusieurs personnes, dont Hossein ; on a beaucoup parlé le jour de notre rencontre, j’étais fascinée par une de ses premières phrases : « I love green movies ». Il ne parlait pas très bien anglais et pas du tout français, il était arrivé depuis seulement quelques mois à Paris. Au début, il m’a beaucoup parlé de son univers mental, des concepts qu’il avait créés autour des couleurs, des formes, des images. Il est aveugle de naissance, il n’a donc jamais perçu ni de couleurs, ni de lumière ; pourtant, il définit certains lieux, certaines personnes, certains souvenirs comme « bleus », « rouges », « verts »… Au fur et à mesure, à travers ce qu’il appelle ses « images mentales », il a commencé à me parler de son histoire, de son voyage, des souvenirs de la femme qu’il aimait et qui est restée en Iran. Ce qui était pensé au départ comme une sorte de recueil de souvenirs et de rêves de personnes aveugles est devenu un portrait de l’univers intérieur d’Hossein.

 

Le choix d’avoir fait une narration sonore indépendante par rapport aux images est très intéressant, peux tu nous en dire quelques mots ? 

Je voulais qu’Hossein puisse écouter le film et ne pas avoir l’impression d’en rater une partie, ou d’avoir envie qu’une voix lui explique ce qui se passe à l’image. Je ne voulais pas non plus faire un documentaire sonore, ou avoir des images purement illustratives. Il a donc fallu trouver un équilibre, pour que l’ « importance » de l’image n’empiète pas sur le son, et vice versa. Il y a des moments où l’image se fige presque pour laisser au son la possibilité de se développer indépendamment, de prendre le contrôle de la narration. Il était vraiment important pour moi de faire un film non pas seulement sur Hossein, mais pour lui, avec lui : il m’a raconté qu’il allait souvent au cinéma et qu’il aimait beaucoup l’effet d’immersion dans le son, les bruits qui « tournent autour de la tête ». On a donc essayé de recréer cette atmosphère, et aussi de dérouter les spectateurs voyants en faisant apparaître le sens du récit dans le son plutôt que dans les images.

 

Comment ont été pensé les images avec la chef opératrice ? Comment s’est déroulé le montage et la création sonore ? 

On a beaucoup travaillé l’écriture visuelle avant le tournage ; j’ai fait un découpage de toutes les scènes, et on a beaucoup échangé là-dessus avec Elise Vray, qui a fait l’image. Je lui ai parlé de plusieurs films que j’avais en tête pour la mise en scène visuelle, notamment des westerns, car l’ambiance générale du film était pensée au départ en référence à l’esthétique du western : Hossein me faisait penser aux personnages mythiques de héros solitaires qui traversent des déserts hostiles en échappant aux autorités. Même si le côté western a pas mal disparu du film, il en reste quelques signes : le début avec Hossein qui siffle, entouré d’un paysage sablonneux et d’une éolienne qui grince, et puis, surtout, le format Scope.

Comme le découpage avait été beaucoup travaillé avant le tournage, le montage image s’est déroulé assez rapidement. Il y a eu des imprévus au tournage, évidemment, mais on a pu retrouver l’organisation du récit visuel prévu au découpage. Ensuite, on a beaucoup travaillé sur la voix. Je n’ai pas voulu faire d’entretien filmé car ça risquait de rompre le rythme du récit ; d’ailleurs, on avait essayé de filmer le premier entretien, et ça n’avait pas bien fonctionné, on se concentrait trop sur l’image au détriment de la qualité de l’enregistrement sonore. On a uniquement pris le son des entretiens suivants ; au montage, on avait beaucoup de matière, plusieurs heures de récit d’Hossein. On a passé beaucoup de temps à organiser la narration, c’était difficile de supprimer certaines parties des entretiens pour arriver à une durée de 13 minutes. Il a aussi fallu égaliser la voix, car les interviews n’ont pas eu lieu dans les mêmes endroits : on a enregistré Hossein dans la forêt, car c’était très intéressant d’entendre ses souvenirs ressurgir dans des lieux qui lui rappelaient sa longue traversée.

Pour la création sonore, j’avais écrit plusieurs scènes sonores d’après les récits d’Hossein, par exemple le moment de la course-poursuite avec un chien et des policiers qui parlent avec des talkie-walkies. Au tournage, on a enregistré pas mal de sons, on avait beaucoup de matière aussi. Une fois l’image et la voix organisées sur le banc de montage, on a essayé de créer un univers sonore le plus riche possible, pour refléter l’audition très développée d’Hossein, et créer des transitions sonores, des dialogues entre les sons de différents espaces (par exemple le son du métro qui amène le récit autour des trains). On a aussi voulu jouer sur le réalisme des sons, et la confusion qu’on peut rencontrer dans les rêves ou les souvenirs : certains bruits sont déplacés, ils arrivent à des moments inattendus, d’autres sont un peu abstraits et inexpliqués. Je n’ai pas voulu mettre de musique, par contre on a joué sur des effets de distorsion et de vitesse pour donner des impressions « mélodieuses » à travers des sons concrets.

Une fois le montage terminé, des élèves de l’ESRA ont fait le mixage ; on a fait une version en 5.1, pour vraiment recréer au maximum l’impression d’être entouré de sons, cet effet d’immersion qu’Hossein aime beaucoup au cinéma. Je voulais qu’on puisse avoir une expérience subjective de la sensibilité sonore d’Hossein.

A quelles difficultés as-tu été confrontées pendant la réalisation de ton film ?

Notre temps de tournage était très court, seulement cinq jours, et je voulais tourner dans des endroits très différents : à Paris, dans la forêt de Fontainebleau, en appartement pour les entretiens, en studio, puis en Charente-Maritime. Il y avait aussi des plans assez compliqués à réaliser, notamment les travellings. On s’est beaucoup préparés avant le tournage, mais il y a bien sûr eu des imprévus. On a fait des repérages pour les cadres et la lumière, des essais caméra et son, puis des essais avec un fauteuil roulant pour les travellings ; on avait aussi un plan de travail pour chaque jour et un découpage. C’était très important, parce qu’il fallait aussi que j’arrive à exprimer clairement mes intentions à Hossein au moment de tourner. Avec lui, on a eu à la fois des séquences mises en scène pour recréer des moments de sa vie, et des passages en cinéma direct, notamment son arrivée dans la forêt, quand il écoute les oiseaux puis siffle avec eux. Au tournage, on a tendance à parler beaucoup entre l’équipe du film pour parler des plans, de ce qu’il reste à faire, etc… Je ne voulais pas qu’Hossein se sente isolé, c’est pour ça qu’on a beaucoup travaillé en amont, même si on n’a pas pu tout anticiper. Hossein a été vraiment génial sur le tournage.

Une autre difficulté a été de mettre en images les éléments plus « abstraits » du scénario, c’est-à-dire les images mentales d’Hossein, ses concepts autour des couleurs, des rêves… On a eu une journée en studio pour filmer la scène où on voit une femme de dos devant un fond noir, avec la peau verte puis bleue. On a testé plusieurs effets, c’était un peu du tâtonnement ; comme Hossein répétait que ces « images mentales » ne pouvaient pas être décrites avec des mots, j’essayais de trouver une forme proche de ses concepts, et en même temps de garder de l’onirisme dans la scène, car tout ça ne pouvait pas exprimer pas de manière véritablement réaliste l’imagination d’Hossein.

Les complications au niveau du son sont plutôt arrivées au montage. Réduire des heures de voix à 13 minutes nous semblait très compliqué ; une fois qu’on a finalement réussi à créer une narration de 13 minutes avec la voix, les pistes étaient très inégales, car on a enregistré Hossein dans un appartement mais aussi dans la forêt, pour avoir un récit « immédiat » de ses souvenirs dans un lieu qui lui rappelle son voyage. Pierrick Boyer a beaucoup travaillé sur la voix pour que tout ça devienne régulier.

Quels sont les films, ou le cinéaste, qui t’ont le plus inspirés ? 

J’ai parlé de plusieurs films à Elise et Pierrick pendant la préparation du tournage ; il y avait d’abord Il était une fois dans l’Ouest, notamment la scène d’introduction avec le montage sonore très rythmé par les bruits du vent, de l’éolienne… On s’en est aussi inspirés pour les travellings sur les jambes d’Hossein. Il y avait le western russe Le Soleil blanc du désert, qui m’a inspirée pour le découpage : le héros a souvent des flashbacks de la femme qu’il aime, qui est toujours représentée dans la nature.

Pour l’image et les couleurs des scènes plus oniriques, j’ai voulu qu’on s’inspire de Suspiria de Dario Argento, et de Amer d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Ces deux films sont des gialli avec des couleurs très poussées, irréalistes. Il y a une ambiance onirique, iréelle dans ces films, qui ont quelque chose d’ « hypersensoriel ». Pour la scène de la femme dans le studio en particulier, j’avais montré à Elise des extraits de l’Enfer de Clouzot, avec les essais de lumière sur Romy Schneider.

Pour le son, j’ai parlé à Pierrick du film Blue de Derek Jarman, qui consiste en un seul plan bleu et un récit sonore : le réalisateur raconte son quotidien, ses impressions alors qu’il perd la vue et ne perçoit plus que la couleur bleue.

Je me suis donc surtout inspirée de films de fiction, même si j’aime beaucoup certains documentaires sur la cécité, par exemple Blind Kind de Van Der Keuken.

 

Propos recueillis par Anaïs Cabandé