« 2000m2 et jardin » de Tama Tobias-Macht, par Jean-Romain Mora

Escapade du côté de Cologne

   Il faut s’éloigner du rivage pour rejoindre la petite salle de projection de la médiathèque. Nous sommes jeudi, le festival ne fait alors que commencer, et déjà je me demande si je rencontrerai là-bas un film à la hauteur de ce que j’appelle un documentaire de création. A la hauteur des vœux pieux scandés avec enthousiasme lors de la cérémonie d’ouverture. Soit un film qui travaille la rencontre d’un réalisateur et d’une réalité par le truchement de la caméra. Le crachin tombe mais pas de quoi rincer mon espoir. Peut-être est-ce dans cet autre quartier de la ville, dans cette autre zone filmique, du côté de la jeunesse, en dehors de la compétition et du circuit professionnel que je trouverai chaussure à mon pied.

 Le film s’achève. Une vague d’applaudissements enthousiastes parcourt la salle et m’arrache à un étrange état. Une sensation tenace tambourine, celle de ne pas avoir aimé le film mais d’y avoir vu se déployer une démarche singulière. « 2000m2 et jardin » est un film de 40 minutes réalisé  par Tama Tobias-Macht à la fin de son cycle d’étude à l’académie des Arts et des médias de Cologne. Le résumer n’est pas chose aisée. Car si ce film a beau suivre un cheminement classique avec début, milieu et  fin, il ne propose pas pour autant un récit ou une histoire. A l’instar de son titre, « 2000m2 et jardin » s’apparente davantage à un programme, à une proposition qu’un adage bien connu synthétise : «  montre-moi où tu habites, je te dirai qui tu es ». L’auteur invite à une immersion sans demi-mesure, à la découverte d’une fastueuse propriété de la banlieue de Cologne. D’emblée, se joue dans cette proposition le glissement que j’appelais plus haut. En prenant à contre-pied l’idée que l’histoire,  toute puissante, «bigger than life », est le moteur essentiel du film, ce court-métrage s’inscrit à la marge des films vus plus tôt dans la matinée. Leur titre porte en eux cette divergence. Forcément, un documentaire de création intitulé « Alfred & Jakobine » ou « Once a mother » indique un horizon d’attente spécifique, celui d’un récit comme fondation. Le projet de cette réalisatrice israélienne s’apparente plutôt à un défi lancé au spectateur. Celui de se trouver face à un film lui ménageant une place et une implication très différentes. Face au film, il évolue dans un périmètre flottant dont les balises sont simples mais aérées : une bâtisse, des habitants, et une façon de les filmer. Au spectateur de l’investir et de s’y projeter.

Paradoxalement, la porosité de la structure narrative s’incarne à l’écran par des choix esthétiques extrêmement tranchés. Composé en tableaux, le filmage des différentes pièces et de ses habitants résulte d’un même procédé. Stabilité et rigidité du cadre, distance avec la matière filmée, effacement de la réalisatrice et absence d’interactions avec les individus filmés. Ce systématisme esthétique ne se brisant qu’à de rares occasions. Là, un gros plan, ici, un infime panoramique. De fait, le choix de cet itinéraire comme de sa nature interroge. D’autant qu’au gré du film, ces partis-pris créent une sensation forte sur le spectateur. Le huis clos et l’absence d’un hors champ sonore, couplés à cette mise en scène, donnent la sensation d’un double enfermement. Enfermement dans une tour d’ivoire flottant au milieu de nulle part, enfermement par l’esthétique et l’attitude des personnages.

Selon la réalisatrice, la plastique tout comme le (non) rapport avec les personnages résulte d’une scénarisation méticuleuse déterminée par plusieurs mois de repérages, et dont l’objet est de mettre en exergue les liens entre l’humain et sa demeure, sa façon d’être et l’architecture. Toujours selon elle, sa seule intention est de proposer une observation.

 Les parts de réel ainsi capturées avec minutie semblent alors l’ouvrage d’un œil ayant opéré une mécanisation au contact de la caméra. Et qui de fait, rejette l’empathie ainsi qu’une large gamme des émotions. Cette prise en considération du réel n’est pas sans rappeler les travaux de cinéastes tels que Ulrich Seidl ou Nikolaus Geyralter, réalisateurs avec qui elle partage une localisation géographique. Mais également avec Sergeï Loznitsa, et notamment son film Artel, réalisateur qui comme elle pratique la photographie.

 Le récit proposé au travers du ventre de cette maison nous place là aussi devant un curieux paradoxe. Constamment, plans après plans, ce lieu oscille entre une boulimie matérielle et une anorexie des rapports humains. Chaque pièce visitée est une accumulation hétéroclite d’objets d’art, de mobilier luxueux et d’un design d’intérieur à faire pâlir n’importe quelle revue spécialisée. Dans ce décor, les humains se répartissent en deux catégories, le personnel de maison et deux femmes, que l’on devine être les propriétaires du domaine. Tous sont montrés seuls et silencieux, ou laconiques. Au point que la collision de cette approche et du comportement des personnages semble témoigner d’un certain sens critique, en porte-à-faux avec les propos de la réalisatrice. Mais lequel ?

En effet, difficile d’y voir clair. La raison de ce trouble est limpide : le langage cinématographique étant comme atrophié, la notion de différence entre une chose et une autre s’oblitère et le relief qui peut habiter un film s’évanouit. Les deux propriétaires petit-déjeunant sont filmées comme l’homme chargé de l’entretien de la maison qui est filmé comme la chambre vide avec une immense toile accrochée au mur. Dès lors, l’urgence de s’interroger sur ce que le film nous raconte  brûle le bout des lèvres. Là encore, la réalisatrice nous éclaire. D’une part, le film vient s’inscrire dans un travail  filmique entamé depuis plusieurs années et s’attachant à scruter les relations entre des individus et leur logement privé. Ce dernier volet s’ajoute à deux autres films dans lesquels le même dispositif est mis en place. Différence notable, les personnages des films précédents s’y confrontent différemment. Parfois en le prenant à parti de façon extravertie, d’autres en l’oubliant tant bien que mal. D’autre part, la démarche de la réalisatrice vient trouver un écho inattendu dans 2000m2 avec jardin, et spécifiquement avec la situation des protagonistes. Sur le point de quitter leur fastueuse maison, les propriétaires (évidemment) férues d’art voient cette proposition comme une réponse à leur souhait d’’immortaliser ce musée-maison ou cette maison-musée. Entre eux s’établit une sorte de pacte, puisque ces dernières refusent de signer toute autorisation d’utilisation de ces images avant d’avoir vu le résultat final. En attendant, la réalisatrice a carte blanche. L’intrusion de cette contrainte dans le processus de fabrication du film induit un jeu de pouvoir à l’intérieur de quelque chose ressemblant de plus en plus à un film de commande.

En conséquence, plusieurs questions se pressent. Que penser de cette démarche sérielle dans un documentaire de création ? Quelle pertinence à appliquer un même dispositif à des réalités différentes ? En quoi un tel déploiement technique et humain se justifie-t-il lorsque le degré de mécanisation de la prise de vue semble si élevé ?

En me rapprochant du rivage, difficile d’y voir grand-chose. La nuit est tombée. Reste ce bruit violent et sauvage, celui de l’océan. Un boucan furieux qui gomme tout et te laisse là, petit et fragile.